Pourquoi l’histoire récente est-elle la plus obscure ? Pourquoi le traité de Lausanne ne peut-il pas être discuté ?

16:4319/05/2025, lundi
MAJ: 19/05/2025, lundi
Yasin Aktay

Dès qu’on évoque Lausanne, une sorte de chœur se met aussitôt en branle : "On n’y touche pas", "On n’en discute pas", "On ne remet pas en question". Ce chœur conserve encore aujourd’hui, en Turquie, une influence très forte, très active, et très vaste. Cette influence tire depuis un siècle sa puissance précisément de sa capacité à empêcher toute discussion, toute remise en cause. Il y a tant de zones dans notre histoire récente qu’on ne peut ni penser, ni interroger, ni même effleurer. Pourtant,

Dès qu’on évoque Lausanne, une sorte de chœur se met aussitôt en branle : "On n’y touche pas", "On n’en discute pas", "On ne remet pas en question". Ce chœur conserve encore aujourd’hui, en Turquie, une influence très forte, très active, et très vaste. Cette influence tire depuis un siècle sa puissance précisément de sa capacité à empêcher toute discussion, toute remise en cause. Il y a tant de zones dans notre histoire récente qu’on ne peut ni penser, ni interroger, ni même effleurer.


Pourtant, normalement, c’est la partie la plus facile à écrire de l’histoire : la plus proche de nous. Et pour cause : c’est celle dont on a le plus de témoins, de victimes, de documents. Si une version déformée des faits était avancée, il serait très facile de la corriger grâce aux innombrables données disponibles. Et pourtant, notre histoire récente – celle que tout le monde a vécue ou dont tout le monde est issu – reste plus obscure encore que notre histoire ancienne ou lointaine. Pourquoi ? Parce qu’un monopole s’est établi sur le récit de cette période. Toute version alternative est officiellement et officieusement censurée. Tout document qui contredirait le récit officiel est frappé par des restrictions extrêmement sévères.


C’est ainsi que notre histoire récente est devenue, paradoxalement, la partie la plus obscure de notre mémoire collective.


On ne peut lire et comprendre cette période qu’en s’en tenant à la version racontée dans le Nutuk (Le Discours). Ce texte est devenu la source unique, indiscutable, de la vérité sur la Guerre d’indépendance. Toute tentative de proposer une autre version est aussitôt qualifiée de trahison, de mensonge ou de falsification historique, et elle est systématiquement poursuivie.


Prenons un exemple : comment pouvons-nous réellement comprendre ce qui s’est passé en Palestine – où nous avons essuyé une défaite qui a conduit à l’effondrement de l’Empire ottoman – si ce n’est à travers le Nutuk ? Mais non : tout y est raconté dans les moindres détails. Il n’y a besoin ni d’autre version, ni d’autre preuve. Là-bas, nous devions perdre. Notre armée était démoralisée, incapable de combattre, la retraite était la seule issue. En réalité, cette retraite était stratégique, elle constituait la première étape d’un plan étalé sur cinq ou six ans. C’était un repli extrêmement lucide. Certes, 70 000 de nos soldats ont été faits prisonniers par les Britanniques et 35 000 autres sont morts. Mais c’était inévitable. Et ceux qui affirment qu’une autre issue était possible sont immédiatement accusés de semer la discorde. Point final.


Tout le monde doit donc accepter ce récit, et écrire les faits dans le sens de cette thèse résumée. Il ne faut surtout pas imaginer que, là-bas, une armée commandée par Mustafa Kemal ait pu subir une défaite. Non. Ce sont les autres armées qui ont perdu, à cause de leur incompétence, de leur manque de discipline et de leur absence de mérite. L’armée du 7e Corps, elle, ne s’est pas battue : elle s’est retirée. Il ne faut surtout pas penser que cette retraite a pu précipiter la défaite des 4e et 8e Corps.


L’historien et philosophe britannique Edward H. Carr, dans son livre Qu’est-ce que l’Histoire ? (Éditions İletişim), explique que la plus grande difficulté avec les données historiques vient du fait qu’elles nous parviennent toujours en ayant écarté des versions alternatives. Ce qu’il veut dire, c’est ceci : chaque récit historique est l’un des nombreux récits possibles d’un même événement, mais comme il nous est transmis par une poignée de personnes, nous n’avons plus accès aux autres témoignages.


C’est un problème général de l’histoire. Mais dans notre cas, avec l’histoire récente, le problème est encore plus grave : les personnes ayant vécu les événements n’ont pas eu le droit de témoigner. Il y a eu une interdiction délibérée de transmettre leurs documents et souvenirs au futur.


Un exemple typique : ce qui est arrivé à Kazım Karabekir.


Kazım Karabekir est sans conteste l’un des personnages les plus importants de la Guerre d’indépendance. Il a vécu ces événements aux côtés de ceux qui les ont racontés dans le Nutuk, où il est souvent mis en cause, accusé, discrédité. Lorsqu’il a voulu répondre à ces accusations, il a tout simplement été réduit au silence.


Ce n’est que cinq ans après la publication du Nutuk dans le journal Milliyet qu’il a pu publier une réponse. Et encore : sa réponse fut immédiatement accompagnée d’accusations virulentes portées par Mahmut Soydan, député de Siirt et directeur de publication du journal. Ses réponses n’ont été publiées que pendant six jours. Le septième jour, plus rien. Il a alors décidé d’en faire un livre. Mais le jour même où l’impression était terminée, des camions sont arrivés à l’imprimerie avec des policiers : tous les exemplaires ont été saisis et brûlés dans des fours à chaux.


Cela ne s’est pas arrêté là : jusqu’à ce qu’on soit certain qu’il n’en reste aucune copie, la maison de Kazım Karabekir ainsi que celles de ses proches ont été fouillées à plusieurs reprises. Les sacs entiers de documents qui constituaient la base de son livre ont été confisqués et eux aussi détruits. Et pour s’assurer qu’il ne prononce plus jamais un mot contraire à la version du Nutuk, il a été placé sous surveillance constante pendant des années.


Et pourtant, dans ce Nutuk, le témoin principal de nombreux faits rapportés n’est autre que lui. Sans Kazım Karabekir, la Guerre d’indépendance n’aurait tout simplement pas eu lieu. Son rôle est fondamental. Mais malgré cela, même lui a été réduit au silence. Alors, imaginez-vous la possibilité d’une autre version des faits dans un tel climat ?


D’OÙ VIENT LE CARACTÈRE SACRÉ ATTRIBUÉ AU TRAITÉ DE LAUSANNE ?


Il fallait que l’histoire de Lausanne soit celle d’un succès. Et c’est ainsi qu’elle a été écrite. Toute interrogation sur les concessions qui y ont été faites, à qui elles ont profité et dans quelles circonstances, est automatiquement étiquetée comme de la sédition. Et pourtant, le témoin le plus direct de ces discussions, c’est la Première Assemblée nationale. Cette Assemblée s’est opposée point par point au traité, à tel point qu’il était évident qu’il ne serait pas ratifié facilement. Ses membres voyaient très bien ce à quoi la Turquie renonçait. Et même à cette époque, elle ne revendiquait rien sur les territoires occupés pendant l’armistice – là où sont ensuite nés des États comme la Palestine, le Liban, la Syrie, la Jordanie, l’Irak, l’Arabie saoudite.


Qu’on ait abandonné ces terres dans le cadre d’un "repli stratégique" sans jamais en faire un sujet de discussion ni de revendication est déjà, en soi, un scandale. Ceux qui veulent en avoir le cœur net n’ont qu’à consulter les archives de la Première Assemblée. On y voit très clairement une opposition farouche au traité de Lausanne, considéré comme un acte de soumission.


Cette opposition était si forte qu’elle aurait empêché le traité d’être adopté. C’est précisément pour cela que des élections ont été organisées sans tarder, et qu’une Deuxième Assemblée, composée de membres désignés depuis le centre, a été convoquée. La première tâche de cette nouvelle assemblée fut d’adopter le traité de Lausanne. (Pour des informations détaillées, voir : Prof. Mustafa Aydın, Lausanne : succès ou concessions ?, série “Le vrai visage de l’Histoire”, éditions Beyan.)


Autrement dit, Lausanne, déjà soustrait au débat national de son temps, continue aujourd’hui encore d’être gardé à l’écart de toute discussion par une sorte de clergé républicain qui veille jalousement à ce qu’on n’y "touche pas", qu’on n’y "réfléchisse pas".


Ce traité est sacralisé, au point que l’on empêche tout un peuple de penser librement à ce qu’il a gagné ou perdu. Ainsi, les pertes, ceux qui les ont causées, et ceux qui ont tiré profit de ces renoncements – en particulier en termes de pouvoir – restent dans l’ombre. Si ce n’est pas là la fonction même du sacré, alors qu’est-ce que c’est ?


#Lausanne
#Histoire
#Yasin Aktay
OSZAR »